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ERIC SADIN
La silicolonisation du monde

L'irrésistible expansion du libéralisme numérique


"Dessaisissement, d'abord, de notre pouvoir de délibération collective relativement à un phénomène qui se veut inévitable et qui s'impose dans une précipitation irréfléchie et fautive. Dessaisissement, ensuite, autrement plus déterminant, de l'autonomie de notre jugement, par le fait que le ressort majeur de ce modèle économique dépend de la neutralisation de la libre décision et de la spontanéité humaines."

"Nous passons de fonctionnalités administratives, communicationnelles ou culturelles à une puissance de guidage algorithmique de nos quotidiens et d'organisation automatisée de nos sociétés. La vocation du numérique franchit un seuil, qui voit une extension sans commune mesure de ses prérogatives, octroyant un pouvoir hors-norme et asymétrique à ceux qui le façonnent."

"Car ce sont les principes fondateurs de l'humanisme européen, affirmant l'autonomie du jugement et le libre choix, et induisant leur corollaire, soit le principe de la responsabilité et le droit des sociétés à décider en commun de leur destin, que l'esprit de la Silicon Valley a détruit en l'espace d'une génération et à une vitesse exponentielle.
[...] Désormais, « l'innovation » numérique, cette nouvelle idole de notre temps, modifie et façonne selon sa mesure et sans débat public le cadre de la cognition, mais surtout celui de l'action humaine, ou de ce qu'il en reste. Mouvement industriel qui affaiblit la possibilité de l'action politique, entendue comme l'implication volontaire et a priori libre des individus à contribuer à l'édification du bien commun."

"Car c'est un net partage qu'il faut aujourd'hui savoir dessiner. Entre, d'un côté, ceux qui participent, d'une façon ou d'une autre, délibérément ou non, de la généralisation et de la banalisation d'un mode d'être éminemment restrictif et supposé incarner l'avenir. Et, d'un autre côté, ceux qui entendent rester à l'écoute des traces mémorables léguées par le passé, à même d'inspirer l'invention de quotidiens célébrant la complexité irréductible et indéfinie du monde et des êtres. Ce sont ceux-là qui se situent dans le présent et l'avenir, et non pas ceux qui rêvent d'un «avenir régressif», destiné in fine à seulement satisfaire leurs propres intérêts étriqués et bornés. La posture coupable serait de ne pas nommer la désolation et de ne pas œuvrer positivement à la fabrication d'instruments de compréhension et d'action, portant des germes d'espérance. "



JEAN SALEM
cinq variations sur le plaisir, la sagesse et la mort

Il est bien temps, lecteur : "va, sauve-toi, sauve-toi de ce charnier, sous peine d'augmenter le nmobre des morts..."*

*Shakespeare, Richard III


STEPHANE SANGRAL
Fatras du Soi, fracas de l'Autre

"Les découpes arbitraires, dans le tissu de l'humanité, de réseaux de filiation, et les découpes arbitraires, dans le tissu de ces réseaux, de certaines branches, et les découpes arbitraires, dans le tissu de ces branches, de certaines branches, et les découpes arbitraires, dans le tissu de ces branches, de certaines branches, et les collages arbitraires, sur le tissu de ces branches, de certaines branches, et les collages arbitraires, sur le tissu de ces branches, de certaines branches, et les collages arbitraires, sur le tissu des représentations, de ces enfantillages, et les collages arbitraires, sur le tissu des concepts de filiation, de cette dégoûtante colle, et la découpe arbitraire du mot authenticité dans le tissu du langage et son collage arbitraire sur le tissu de ces découpes arbitraires et de ces collages arbitraires, découpent, dans le tissu de mes sentiments, celui de la solitude, d'une solitude authentique, et le collent sur mon humanité."


ANDRE SCHIFFRIN
L'argent et les mots

Il est grand temps que les politiques comprennent que le pillage du bien commun des mots est une affaire aussi grave que le gaspillage des ressources naturelles. Certes, dans une période de crise économique grave, l'accès aux médias peut sembler un sujet marginal, mais l'existence de médias indépendants, livres ou journaux, permet justement de mener un vrai débat sur les raisons de cette crise et les moyens d'en sortir.
Il existe, on l'a vu, bien des domaines où les décisions individuelles restent importantes. Chacun peut choisir de soutenir un journal ou un libraire. Les auteurs peuvent décider de se faire publier par les petites maisons indépendantes, et ceux qui dirigent de telles maisons au prix de grands sacrifices personnels peuvent décider de continuer et d'accroître leurs efforts. Mais le cadre dans lequel ces décisions sont prises dépend de choix politiques. Les gouvernements peuvent prendre le parti de développer leur infrastructure culturelle, comme l'a fait la Norvège. Quand les pouvoirs centraux suivent la politique libérale et favorisent la recherche du profit, les instances régionales, les villes et même les villages peuvent jouer un rôle culturel important. Mais certaines décisions, comme le rôle à accorder à Google, relèvent de choix au niveau national et même international.
Le monde des mots dans sa relation avec l'argent subit les grands changements qui ont transformé nos pays et nos cultures. Mais ces changements ne sont pas forcément définitifs. D'autres voies sont possibles et c'est à nous de les choisir et de les suivre.


ANDRE SCHIFFRIN
L'édition sans éditeurs et
Le contrôle de la parole

Cinq ans ont passé depuis la publication de L'Édition sans éditeurs. Cinq ans qui ont vu l'écroulement de l'empire Messier, le partage de Vivendi entre Hachette et Wendel et la vente des éditions du Seuil à La Martinière/ Wertheimer/Chanel : un bouleversement sans précédent dans l'édition française, dont André Schiffrin retrace les étapes et les redoutables conséquences. La situation n'est guère moins préoccupante dans la presse : avec le rachat de la Socpresse, l'essentiel de ce qui est imprimé en France est désormais sous le contrôle de marchands d'armements (Lagardère/Matra, Dassault) qui dépendent étroitement des commandes de l'État. Hors de France, le paysage décrit dans ces pages - qu'il s'agisse de l'édition, de la presse, du cinéma, de la radio et de la télévision, en Grande-Bretagne et aux États-Unis - montre partout la concentration à l'œuvre, avec comme seul critère la rentabilité des investissements. Mais Schiffrin l'indomptable ne se laisse aller ni au pessimisme ni à la résignation et le livre se conclut par des propositions nouvelles que seuls les néolibéraux endurcis jugeront utopiques.


JAMES C. SCOTT
La domination et les arts de la résistance
Fragments du discours subalterne

Tout groupe dominé produit, de par sa condition, un « texte caché» aux yeux des dominants, qui représente une critique du pouvoir. Les dominants, pour leur part, élaborent également un texte caché comprenant les pratiques et les dessous de leur pouvoir qui ne peuvent être révélés publiquement. La comparaison du texte caché des faibles et des puissants, et de ces deux textes cachés avec le texte public des relations de pouvoir permettra de renouveler les approches de la résistance à la domination.

 


GILBERT SIMONDON
Deux leçons sur l'animal et l'homme

Anaxagore
Toujours chez les Présocratiques, tout au moins chez les auteurs qui sont venus avant Platon, on trouve la doctrine d'Anaxagore, qui affirme qu'il y a identité de nature des âmes, mais qu'il y a pour ainsi dire des différences de quantité, des quantités d'intelligence, des quantités de raison (de noûs), le noûs de la plante étant moins fort, moins détaillé, moins puissant que celui des animaux, le noûs des animaux étant lui-même aussi moins fort, moins détaillé, moins puissant que celui de l'homme. Ce sont des différences non point de nature, mais de quantité, de quantité d'intelligence, de quantité de raison, qui se trouvent entre les êtres.

 


GILBERT SIMONDON
L'individuation psychique et collective

"Dès lors, entrer dans cette pensée, c'est un peu faire un rêve spirituel : c'est s'engager dans une expérience de dépaysement du familier, c'est faire l'épreuve de l'inquiétante étrangeté de la pensée où tout est déjà connu, où tout a déjà été vu, et où cependant tout apparaît, et soudainement, sous un jour radicalement nouveau.
Simondon y fait droit à tous les problèmes qu'a rencontré l'âme humaine au cours de son histoire - de la religion au suicide. Le monde n'est ici objet de considération que comme un processus qui décrit l'activité même de la pensée de celui qui tente de le penser (ce qui est une sorte d'affinité transcendantale dynamique), situation qui décrit notre activité mentale et individuante, et donc déjà sociale, au moment même où nous lisons Simondon, qui ne pense l'individuation que pour autant qu'il s'individue lui-même en tentant de la penser, et nous individue, donc, avec lui. Ici comme dans la physique quantique, les phénomènes n'apparaissent plus tels que nous les expérimentons quotidiennement : ils requièrent une nouvelle conversion du regard, et une sorte d'épokhè, s'il est permis de convoquer ici des catégories de la phénoménologie husserlienne."
Bernard STIEGLER.


Au moment où un individu meurt, son activité est inachevée, et on peut dire qu'elle restera inachevée tant qu'il subsistera des êtres individuels capables de réactualiser cette absence active, semence de conscience et d'action. Sur les individus vivants repose la charge de maintenir dans l'être les individus morts dans un perpétuel rite d'évocation des morts. La subconscience des vivants est toute tissée de cette charge de maintenir dans l'être les individus morts qui existent comme absence, comme symboles dont les vivants sont réciproques.


MICHEL SERRES

MICHEL SERRES
c'était mieux avant!

Max Planck: "  Ce n’est pas parce que les expériences et les théories de la physique se vérifient que la science progresse, mais parce que la génération précédente vient de prendre sa retraite. "

(Sinon, ce livre est consternant! )


MICHEL SERRES
Biogée

Difficiles, globales et connectées, les sciences de la vie et de la Terre supposent communications, interférences, traductions, distributions et passages. Amour ?


MICHEL SERRES
temps des crises

Il arrive qu'un séisme ne dessine qu'une ride sur le sol; ou quelques fêlures et fentes sur les ouvrages d'art, ponts et bâtiments. À force millénaire de tremblements de terre apparaît une crevasse large dans le paysage, comme on en voit en Islande ou en Californie, celle de San Andreas. Visibles puis imprimées sur la carte, ces traces et marques révèlent et cachent une faille géante au niveau des plaques basses, qui se meuvent lentement et cassent tout à coup dans les abysses tectoniques, invisibles. Et la cause profonde de tous ces mouvements gît là.
Voilà le plan-coupe du livre et voici son sujet. Financière et boursière, la crise qui nous secoue aujourd'hui, sans doute superficielle, cache et révèle des ruptures qui dépassent, dans le temps, la durée même de l'histoire, comme les failles de ces plaques basses dépassent, dans l'espace, notre perception. Accéder à ces causes enfouies exige que l'on quitte l'actualité des chiffres.
Et celle des émotions. Pour que les pauvres, vous, moi, ayons dû courir de toute urgence au secours des riches, par l'intermédiaire de l'État, il aura fallu que les riches deviennent si colossalement riches qu'ils paraissent alors à tout le monde aussi nécessaires à notre survie que le Monde. Ainsi, la crise d'aujourd'hui a mis en court-circuit explosif le chiffre des monnaies volatiles manipulées par quelques experts et la réalité globale des choses concrètes. Où je retrouve le sol et la terre qui firent image en mon commencement.


MICHEL SERRES
Petites chroniques du dimanche soir

Qu'est-ce que le racisme en effet? Le racisme, c'est justement la confusion de l'identité et de l'appartenance. Si vous dites de quelqu'un qu'il est noir, qu'il est africain, qu'il est juif, qu'il est catholique, qu'il est protestant, la persécution vient toujours de là. Au lieu de dire que ce quelqu'un est un individu, vous le réduisez à son appartenance à un groupe.Et ce groupe-là peut être désigné comme persécuté. Par conséquent, ce tic de langage qui nous fait tout le temps parler d'« identité culturelle », etc., est dangereux. Ce n'est pas seulement une erreur logique, comme j'ai essayé de le démontrer en analysant ma carte d'identité. C'est aussi un crime politique qui peut être vraiment dommageable à l'humanité.


MICHEL SERRES
Jules Verne, la science et l'homme contemporain

"Si vous voulez que les générations futures vivent, vivez donc, ne vous contentez pas de mausolées, musées, stèles et commémorations. Ne vous accrochez point à ce passé merveilleux dans lequel vous dites que l'on vivait si bien, si cruel en vérité!"


MICHEL SERRES
Rameaux

"Je pense d'intuitions en déduction, de vues vives en développements, j'aime de coups de foudre en fidélités longues. Et alors...je ne pense pas comme l'on pensa. Je chante de flux et d'inflexions. Je me souviens et oublie...et alors...pardonne. Le temps permet de comprendre que j'aime un peu, beaucoup, passionnément, à la folie et pas du tout...en même temps."


MICHEL SERRES
Hominescence

"Que retenir du XXème siècle? Depuis 1945, la bombe atomique menace l'humanité d'extinction; nous ne risquons plus la petite vérole, éradiquée en 1970; mangerons-nous des OGM? Munie d'ordinateurs, notre pensée change-t-elle? Voilà une mort, un corps, une agriculture et des réseaux nouveaux.
Pour résumer ces innovations évolutives, j'ai forgé le mot d'hominescence. Des mots comme adolescence : encore enfant, l'adulte se forme; ou luminescence : de faible lueur, naît la lumière...éclairent ce néologisme, étrange et exact, qui marque une émergence hominienne.
Quand, par son corps et la mort, il change le rapport à soi, par l'agriculture et le climat, ses relations au monde, et par les communications, son entretien avec les autres, s'agit-il toujours du même humain? Nous vivons un moment décisif du processus qui nous façonne. Inquiétante pour certains, cette naissance en enthousiasme d'autres. Nous la suscitons sans savoir quel homme elle crée, assassine ou magnifie."


MICHEL SERRES
L'incandescent

Le corps se feuillette, la sensation et la parole se déploient en spectre, le je se stratifie en paliers, la présence et l'absence à soi, l'attention et l'oubli se défont en mille plis.

 

 


Takashi Sirani
Deleuze et une philosophie de l'immanence


Préface de Jacques Rancière:" Un nouveau livre sur Deleuze? Takashi Shirani sûrement contesterait la formulation. Il n'a pas voulu ajouter un volume à la bibliographie des ouvrages consacrés à Deleuze. La première raison serait qu'il a lui-même peu fréquenté cette bibliographie à laquelle il ne se réfère presque jamais. Il a voulu, dit-il, être seul avec Deleuze: avec son texte, avec son aide. C'est Deleuze qui doit aider à comprendre Deleuze, parce que c' est d'abord Deleuze qui donne à comprendre ce que comprendre veut dire. Comprendre justement ne peut plus vouloir dire atteindre la vérité de ou sur un texte, le déchiffrer, nommer l'objet dont il parle, dire l'intention qui l'a produit, produire le sous-texte qu'il dissimule. Tout cela, c' est la vieille économie du signe et de l'interprétation, de l'objet et du sujet, de l'obscur et du clair dont la pensée de Deleuze nous a précisément délivrés. Les signes ne sont les signes de rien, ne disent ni ne cachent aucun texte, ne traduisent ni ne trahissent aucune intention. Ils sont la vibration d'une toile, les fulgurations singulières par quoi le pur chaos, le pur murmure de l'être inconscient, se sépare de lui-même, se prête à l'acte hétérogène de la pensée qui inscrira quelque tracé d'étoiles hasardeux et en fera l'objet d'un vouloir, d'un revouloir d'éternité. "


Takashi Sirani :

"En outre, cette philosophie de l'affirmation est étroitement liée à l'éthique qui implique la minimisation de tous les sentiments négatifs et réactifs tels que la colère, la tristesse, et la haine. En d'autres termes, d'après la philosophie de l'affirmation, la raison est inséparable du sentiment de joie en tant qu'affect libre et actif. La raison n'est pas le pouvoir mais la puissance. C'est dire qu'elle ne fait pas sentir la tristesse à quelqu'un d'autre, mais augmente notre puissance d'une vie, à savoir notre pouvoir d'affecter et d'être affecté, en ressentant la joie. Certes, cette dernière est obtenue au prix de la plongée dans le chaos. Ce n'est donc pas aussi facile qu'il y paraît à première vue. Pourtant, c'est cet aspect éthique qui est un des plus attractifs dans la philosophie de Deleuze."


SHOPENHAUER
Le Vouloir-vivre, l'Art et la Sagesse

"Mais, à l'inverse, pour ceux qui ont converti et aboli la Volonté, c'est notre monde actuel, ce monde si réel avec tous ses soleils et toutes ses voies lactées, qui est le néant."


PETER SLOTERDIJK

 

PETER SLOTERDIJK
Les lignes et les jours

Notes 2009-2011

"Le droit à la guerre est la peste qui permet à la désinhibition de la violence de se nicher dans la pensée politique."

"Quand nous partirons, nous aurons le sentiment d'avoir passé notre enfance dans l'Antiquité, nos années de maturité dans un Moyen Age que l'on appelait la modernité et nos vieux jours dans une époque monstrueuse pour laquelle nous n'avons pas encore de nom."


PETER SLOTERDIJK
Tempéraments philosophiques

"Beaucoup de signes avant-coureurs plaident en faveur de l'idée que les générations actuelles traversent une rupture de la forme du monde au moins aussi importante, par sa profondeur et la richesse de ses conséquences, que celle qui a donné le jour, voici deux millénaires et demi, à la philosophie classique. Une étude de cette rupture ancienne pourrait ainsi inspirer la compréhension de la rupture actuelle."


A propos de Foucault:

"Dans ces recherches menées par l'archéologue dionysiaque s'est formée cette synthèse singulière de flamboyance et de rigueur, d'érudition monumentale et de rire éclatant qui, jusqu'à ce jour, n'a cessé de déconcerter l'environnement universitaire et d'enthousiasmer les intelligences parentes. La subversion que Foucault pratique sur le savoir philosophique se trahit notamment dans sa manière de se détourner des jeux de problèmes de la philosophie officielle et dans la détermination avec laquelle il se consacre aux travaux « matériels » : on pourrait presque confondre le Foucault des premiers temps avec un psychologue et un critique littéraire, le Foucault médian et tardif avec un historien de la société et un sexologue."

[...]

Nul n'a mieux compris le principe et l'intention qui présidaient à cette recherche que Gilles Deleuze qui, en forgeant l'heureuse formule de « l'histoire universelle de la contingence » a cerné de manière prégnante ses propres intentions étroitement apparentées à celles de Foucault.

 

PETER SLOTERDIJK
Tu dois changer ta vie

L'humanité devient un concept politique. Ses membres ne sont plus des passagers sur la nef des fous de l'universalisme abstrait, mais des collaborateurs œuvrant au projet tout à fait concret et discret d'un design immunitaire global. Même si le communisme fut d'emblée un conglomérat d'un petit nombre d'idées justes et d'un grand nombre d'idées fausses, sa part rationnelle - l'idée que les intérêts vitaux communs du plus haut niveau ne peuvent être réalisés qu'à un horizon d'ascèses coopératives universelles - doit forcément, tôt ou tard, retrouver une validité. Elle pousse vers une macrostructure des immunisations globales : le co-immunisme.
Une structure de ce type porte le nom de civilisation. C'est maintenant ou jamais qu'il faut appréhender les règles de son observance. Elles fourniront le code des anthropotechniques adaptées à l'existence dans le contexte de tous les contextes. Vouloir vivre sous l'égide de ces techniques signifierait prendre la résolution d'adopter, au fil d'exercices quotidiens, les bonnes habitudes de la survie commune.

 


PETER SLOTERDIJK
Théorie des après-guerres

Le reste de l'Europe, y compris ce « voisin» qu'est l'Allemagne, pourrait s'en accommoder si l'héritage structurel gaulliste de la France n'avait pas développé une existence autonome non dénuée de danger: celle-ci va de l'unilatéralisme à peine voilé de la doctrine nucléaire française jusqu'aux jeux sub-impérialistes de l'armée française en Afrique et en outre-mer. Mais le plus préoccupant est le potentiel hystérogène qui découle de la liaison entre le présidentialisme et le populisme médiatique - un potentiel auquel de Gaulle, nietzschéen politique et illusionniste au service du tout, avait déjà eu recours, et qu'il avait utilisé avec virtuosité. Même affadi, l'héritage du gaullisme constitue un risque incalculable pour l'Europe, et les membres de la Communauté européenne feront bien d'observer attentivement l'expérience Sarkozy pour laquelle les Français se sont décidés en mai 2007.


PETER SLOTERDIJK
Le Palais de cristal

Depuis que le divertissement, comme agent de désinhibition, gagne du terrain, à partir des années quatre-vingt, on peut même renoncer au prétexte de l'innovation. Devenus souverainistes du vulgaire, les acteurs de la culture du divertissement s' ébattent sur leurs surfaces de bien-être et considèrent que le se-laisser-aller de son plein gré constitue une motivation suffisante. Ils pourraient renoncer aux consultants parce qu' ils s' adressent directement à leurs séducteurs; ils font tout au plus confiance à leur amuseur, leur entraîneur, celui qui leur écrit leurs bons mots. Est souverain celui qui décide lui-même dans quel piège il veut tomber.


PETER SLOTERDIJK
Ecumes

"Sous la cloche sémantique totalitaire, les gens ne cessent d'inhaler leurs propres mensonges, devenus l'opinion publique, et choisissant volontairement l'absence de liberté, évoluent désormais dans une transe opportuniste. À l'intérieur de ce type d atmosphères toxiques, on reconnalt encore plus fortement les individus comme ce qu'ils sont déjà dans des conditions plus libres - des « somnambules » se déplaçant comme s'ils étaient téléguidés dans le « rêve social éveillé ». Au journaliste revient le rôle des anesthésistes, qui veillent sur la stabilité de la transe collective."


"Ainsi commence à progresser l'idée selon laquelle la vie tient moins dans l'être-là par ouverture et participation au tout qu'elle ne se stabilise par autofermeture et refus sélectif de la participation."

"L'identité est une prothèse d'évidence en terrain incertain.[...] Admettons-le: tant que je considère que le fait essentiel de mon existence est que je suis Corse, ou Arménien, ou Irlandais protestant, les modernismes de ce type ne me regardent pas. Je me comporte alors comme un ready-made ethnique et je me prépare pour des entrées dans le bazar de la multiculture. S'il le faut vraiment, je descends même dans la rue pour défendre la chasse au renard en Grande-Bretagne. Mais si le refuge dans le type ne me dit rien, je devrais m'intéresser à la création des bases intérieures sur lesquelles j'aimerais me tenir jusqu'à nouvel ordre."


PETER SLOTERDIJK
Derrida, un Egyptien

Derrida vient tout juste de se référer à la théorie hégélienne de l'imagination comme souvenir, selon laquelle l'intelligence est semblable à un puits (menant verticalement vers la profondeur, comme un puits d'eau potable ou un puits d'installation minière) et au fond duquel sont « inconsciemment conservées » images et voix de la vie antérieure. De ce point de vue, l'intelligence est une sorte d'archives souterraines dans lesquelles reposent, telles des inscriptions précédant l'écrit, les traces de ce qui a été. À ce propos Derrida dit soudain quelque chose de très surprenant :
« Un chemin, nous le suivons, conduit de ce puit de nuit, silencieux comme la mort et résonnant de toutes les puissances de voix qu'il tient en réserve, à telle pyramide, ramenée du désert égyptien, qui s'élèvera tout à l'heure sur le tissu sobre et abstrait du texte hégélien, y composant la stature et le statut du signe. »


PETER SLOTERDIJK
Colère et Temps

Lorsque la volonté révolutionnaire devient un rôle d'action parfaitement formé et doit maîtriser de longs cycles temporels, une psychopolitique explicite se révèle indispensable, aussi bien vers l'intérieur que vers l'extérieur. C'est à elle qu'échoit la mission de créer une réserve de colère disponible pour repousser les tentations dépressives qui se mettent inévitablement en place après des revers politiques - que l'on songe par exemple à l'emigration blues de Lénine et à l'intensification de ses maladies nerveuses après l'échec des espoirs révolutionnaires de 1905. Le bon chemin semble être de travailler à une relation fixe entre la gaieté et le militantisme. Dans une lettre adressée à Karl Marx le 13 février 1851, Friedrich Engels a formulé une partie des règles de prudence politique, qui permettent au révolutionnaire de survivre au cœur du « tourbillon» historique. Il faut entre autres veiller jalousement à sa propre supériorité intellectuelle et à son indépendance matérielle « en étant objectivement plus révolutionnaire que les autres ». Il convient par conséquent d'éviter toute position officielle dans l'État, et si possible aussi toute fonction au sein du Parti. Quand on est objectivement révolutionnaire, on n'a pas besoin d'une confirmation formelle de l'administration - ni des acclamations « d'une bande d'ânes qui ne jurent que par nous parce qu'ils nous prennent pour leurs semblables ». Donc « Pas de siège au comité trucmuche, pas de responsabilités pour les ânes, une critique impitoyable de tous, et là-dessus cette gaieté que toutes les conspirations de têtes de mouton n'arriveront tout de même pas à nous prendre ». Ainsi, cette recommandation aristotélicienne : «Ne jamais haïr, mais mépriser souvent » s'éveille à une nouvelle vie révolutionnaire.

 


PETER SLOTERDIJK
Essai d'intoxication volontaire
suivi de
L'heure du crime et le temps de l'oeuvre d'art

Peter Sloterdijk : Si l'on voulait s'exprimer à l'ancienne, on pourrait dire qu'une vieille gauche décantée quitte ses cavernes oniriques et redécouvre le monde et la vie.

Carlos Oliviera : Décantée?

P S. : Un terme œnologique - le vin que l'on a versé de la bouteille dans une carafe pour le chambrer s'appelle du vin décanté, on fait surtout cela avec de grands rouges, les Bordeaux grands crus classés, le Rioja Gran Reserva, et d'autres du même ordre. En réalité, ce mot signifie « dé-chanter» une chanson, peut-être aussi désenchanter, conjurer, faire de la contre-musique. À bien y réfléchir, une grande partie de mon travail est une décantation. Je verse les vieux grands crus de la pensée dans de nouveaux récipients, j'ai relu les métaphysiciens et je les ai transvasés, je lis Heidegger avec de nouveaux yeux et je laisse chambrer ses excentricités - tout cela, ce sont des pratiques de décantation. Alors qu'est­ce qu'un théoricien est censé faire de sa journée? On est une sorte de goûteur du flot des idées, un sommelier, un contre-chanteur. Je pourrais dire une foule de choses là-dessus, l'histoire des idées est une histoire des spiritueux, ou une histoire de la contre­musique, n'est-ce pas? J'affirme en tout cas que cela fait du bien aux anciens gauchistes de changer de bouteille, ces étiquettes moisies ne disent plus rien qui vaille depuis longtemps. Il faut quitter sa bouteille lorsqu'on cherche la décantation, je l'ai dit tout à l'heure, les bons rouges en ont besoin ...


PETER SLOTERDIJK
Règles pour le parc humain

"Le lecteur moderne - qui se remémore les lycées humanistes de l'époque bourgeoise et l'eugénisme fasciste, mais regarde aussi vers le futur et l'ère biotechnologique - ne peut pas ne pas voir le caractères explosif de ces réflexions. Ce que Platon fait dire à son étranger constitue le programme d'une société humaniste qui s'incarne dans un humaniste absolu et unique, le maître de l'art pastoral royal. La mission de ce sur-humaniste ne serait autre que de planifier des qualités pour une élite qu'il faudrait spécialement élever au nom de la globalité."


PETER SLOTERDIJK
Ni le soleil ni la mort

L'individu actif, bien expansif, est intégré à un processus de détente de l'espace ou de production d'horizon, dans un balancement permanent entre resserrement et élargissement."


PETER SLOTERDIJK
Ecumes. Sphères III

"Jamais auparavent le maintien de l'affirmation de soi n'avait dépendu d'un aussi grand nombre de prestations supplémentaires, qui dépassent le niveau défensif ordinaire. Le sens immunologique de la créativité apparaît ainsi au grand jour ; cette créativité est au service des forces de tension qui ouvrent des sphères vitales concrètes et maintiennent en forme les improvisations locales. Ne vous souciez pas de la créativité du jour suivant ; il suffit que chaque journée ait son propre élan."


PETER SLOTERDIJK
Critique de la raison cynique

"Les yeux sont le modèle organique de la philosophie - leur énigme, c'est qu'ils ne voient pas seulement, mais sont également à même de se voir voyant. Une bonne partie de la pensée philosophique n'est à proprement parler qu'une réflexion des yeux, elle n'est que se voir voir. Il faut pour cela des médias réfléchissants : miroirs, surfaces d'eau, métaux et autres yeux, à travers lesquels la vision de la vision devient visible."

 

"Je découvre dans le "je meurs" heideggerien le noyau de cristallisation autour duquel peut se développer une philosophie de la réalité du kunisme renouvelé. Aucune fin du monde ne doit s'éloigner de cet à priori kunique : "Je meurs", au point que notre mort devient moyen d'une fin. Car c'est justement le fait que notre vie est privée de sens - un fait autour duquel se déversent tant de bavardages sur le nihilisme - qui justifie son grand prix. A la privation de sens ne s'associent pas seulement le désespoir et le cauchemar d'un Dasein accablé, mais également une fête de la vie, créatrice de sens, une conscience énergétique dans l'ici et maintenant, une fête océanique."

 

"Dans nos meilleurs moments, quand la réussite intègre l'action, même la plus énergique, dans le laisser aller des choses et que le rythme de l'être vivant nous porte spontanément, le courage peut se manifester tout à coup comme une clarté euphorique ou comme un sérieux merveilleusement placide. Il réveille en nous la présence. En elle, l'état de veille s'élève tout à coup à la hauteur de l'être. Frais et clair, tout instant entre dans votre espace ; vous n'êtes pas différent de sa clarté, de sa fraîcheur, de sa jubilisation. Les mauvaises expériences reculent devant les occasions nouvelles. Nulle histoire ne vous fait vieillir. Les sécheresses du coeur de naguère ne nous dictent rien. A la lumière d'une telle présence d'esprit, le cercle magique des répétitions est rompu. Tout instant conscient abolit le désespoir de ce qui a été et devient le premier instant d'une Autre Histoire."



PETER SLOTERDIJK
Bulles
Sphères I

"Là où tout est devenu centre, il n'existe plus de centre valide; là où tout émet, l'émetteur supposé central se perd dans le flot des messages entremêlés.Nous voyons comment et pourquoi l'ère du cercle de l'unité, l'unique, le plus grand, celui qui englobe toute chose, et celle de ses exégètes courbés est irrévocablement passée. L'image morphologique du monde polysphérique que nous habitons n'est plus la sphère, mais l'écume. La mise en réseau actuelle, qui encercle la terre entière - avec toutes ses excroissances dans le virtuel - ne représente donc pas tant, d'un point de vue structurel, une globalisation qu'une écumisation."

 

BARBARA STIEGLER

BARBARA STEIGLER
De la démocratie en pandémie

"Ceci n’est pas une pandémie, et ce n’est pas un « rassuriste » qui le dit. C’est Richard Horton, le rédacteur en chef de l’une des plus prestigieuses revues internationales de médecine : « Covid-19 is not a pandemic. » Il s’agit plutôt d’une « syndémie », d’une maladie causée par les inégalités sociales et par la crise écologique entendue au sens large. Car cette dernière ne dérègle pas seulement le climat. Elle provoque aussi une augmentation continue des maladies chroniques (« hypertension, obésité, diabète, maladies cardiovasculaires et respiratoires, cancer », rappelle Horton), fragilisant l’état de santé de la population face aux nouveaux risques sanitaires. Présentée ainsi, le Covid-19 apparaît comme l’énième épisode d’une longue série, amplifié par le démantèlement des systèmes de santé. La leçon qu’en tire The Lancet est sans appel. Si nous ne changeons pas de modèle économique, social et politique, si nous continuons à traiter le virus comme un événement biologique dont il faudrait se borner à « bloquer la circulation », les accidents sanitaires ne vont pas cesser de se multiplier. "


"Ce qui vaut pour l’aval de la crise sanitaire, aggravée par l’industrialisation des modes de vie, semble valoir aussi pour l’amont de l’épidémie, vraisemblablement déclenchée par une nouvelle zoonose, une « maladie émergente » d’origine animale, liée au franchissement des « barrières d’espèces » profondément fragilisées par les atteintes à l’environnement. L’industrialisation des élevages, couplée à l’accélération des échanges à l’échelle mondiale et à la dégradation de la santé des populations dans les pays industrialisés, produit ainsi toutes les conditions pour que le même type d’épidémie se reproduise régulièrement. Alors que les pouvoirs publics étaient alertés de la multiplication des maladies émergentes, analyser l’épidémie comme un simple aléa naturel témoigne d’une ignorance délibérée des causes environnementales. "

" Car pour ces nouveaux économistes en effet, c’est toujours la déficience épistémique des populations, et jamais celle des pouvoirs dominants, qui est censée expliquer le basculement dans un monde de crises permanentes. Plutôt que de s’interroger sur l’organisation économique et sociale qui à chaque fois conduit à ces crises, l’économie doit se faire « comportementale », c’est-à-dire qu’elle doit viser la transformation des comportements individuels, présentés comme seuls responsables de la situation. "


BARBARA STIEGLER
"Il faut s'adapter"
Sur un nouvel impératif politique

"D’où vient ce sentiment diffus, de plus en plus oppressant et de mieux en mieux partagé, d’un retard généralisé, lui-même renforcé par l’injonction permanente à s’adapter au rythme des mutations d’un monde complexe ? Comment expliquer cette colonisation progressive du champ économique, social et politique par le lexique biologique de l’évolution ? La généalogie de cet impératif nous conduit dans les années 1930 aux sources d’une pensée politique, puissante et structurée, qui propose un récit très articulé sur le retard de l’espèce humaine par rapport à son environnement et sur son avenir. Elle a reçu le nom de « néolibéralisme » : néo car, contrairement à l’ancien qui comptait sur la libre régulation du marché pour stabiliser l’ordre des choses, le nouveau en appelle aux artifices de l’État (droit, éducation, protection sociale) afin de transformer l’espèce humaine et construire ainsi artificiellement le marché : une biopolitique en quelque sorte."


"Ici aussi, ce sont deux rapports au temps et à l’évolution de la vie et des vivants qui s’affrontent. D’un côté, l’automatisation des données semble renforcer à la fois la conception gradualiste du vivant, qu’on interprète là aussi comme un matériau homogène, isotrope et prévisible, et l’approche strictement procédurale de la démocratie, dans laquelle les fins sont définies exclusivement par le savoir technique des experts, en vue de favoriser l’automatisation et la judiciarisation de tous les processus de décision. De l’autre, les revendications nouvelles en matière de santé publique et de démocratie sanitaire évoquent ce que Dewey n’a pas cessé d’opposer à Lippmann, au nom justement de la révolution darwinienne et de ses nouvelles leçons sur l’évolution de la vie et des vivants. Comme dans le modèle politique de Dewey, elles reposent sur la conflictualité et la diversité des rythmes évolutifs, sur les déviances toujours possibles de « l’impulse » dont tous les individus sont porteurs et sur les multiples décalages de l’hétérochronie."

"Il faudrait montrer enfin que les mêmes conflits se rejouent dans le champ de l’environnement et de l’écologie politique, entre d’un côté un gouvernement des experts qui définit d’en haut des processus automatisés d’optimisation et, de l’autre, une refondation de la démocratie par la participation active des publics. Dans ce dernier modèle, il s’agit tout au contraire de prendre acte de la dimension tragique de l’hétérochronie des rythmes évolutifs, à laquelle tous les vivants, humains et non-humains, doivent arriver à survivre ensemble, en supportant la pluralité conflictuelle de leurs perspectives. "


BERNARD STIEGLER

La page Bernard Stiegler sur Lieux-dits

MICHEL SURYA
De l'argent
La ruine de la politique

La domination est le résultat d'une opération qui a consisté à permettre que la politique ne puisse plus empêcher que les milieux d'argent (les marchés financiers), les milieux d'information (la presse, les média), les milieux de propagande (la publicité, mais qu'on ne distingue plus qu'inutilement des milieux d'information) et les milieux juridiques (les juges, les magistrats, c'est-à-dire tous ceux dont dépend aujourd'hui la «juste» distribution de l'argent) s'emparent de tous les pouvoirs. Qu'ils s'en emparent au point que nul ne croit plus qu'existe aucun pouvoir qu'elle n'ait pas.

Et ils s'en sont emparés.

Ils s'en sont emparés tout entiers. Ce que les milieux politiques gardent de pouvoir, c'est autant que la domination a, provisoirement, consenti à leur rétrocéder. Qu'elle leur rétrocède par calcul. Qu'elle leur rétrocédera aussi longtemps qu'il ne lui semblera pas pouvoir l'occuper seule ; c'est autant qu'elle consent aux formes sous lesquelles la politique s'est longtemps présentée, supposant que les foules, si avides ou hébétées qu'elles soient, ne supporteraient pas que la politique au sens consacré du terme n'ait aussi vite plus aucune part aux formes de pouvoir qui se préparent. Et auxquelles elles-mêmes pourtant consentent. Qu'elles-mêmes appellent. On en est là.

 

GABRIEL TARDE
Les lois sociales

"Cette hésitation, cette petite bataille interne, qui se produit à des millions d'exemplaires à chaque moment de la vie d'un peuple, est l'oppostion infinitésimale et infiniment féconde de l'histoire; elle introduit en sociologie une révolution tranquille et profonde."

 

"A la longue il faudra bien ouvrir les yeux à l'évidence, et reconnaître que le génie d'un peuple ou d'une race, au lieu d'être le facteur dominant et supérieur des génies individuels qui sont censés être ses rejetons et ses manifestations passagères, est tout simplement l'étiquette commode, la synthèse anonyme de ces originalités personnelles, seules véritables, seules efficaces et agissantes à chaque instant, innombrablement, qui sont en fermentation continue au sein de chaque société grâce à des emprunts incessants et à un échange fécond d'exemples avec les sociétés voisines." (1898)

Jacques Testart
LE VIVANT MANIPULE

"Tout risque d'atteinte à la santé, ou à l'écologie, ou aux acquis culturels ou sociaux de la vie humaine, tout risque, fût-il infinitésimal, suffit alors pour refuser l'imposition d'une telle technologie, au moins jusqu'à ce qu'elle soit capable de démontrer un avantage substanciel."

GILLES A.TIBERGHIEN
De la nécessité des cabanes

 "Les cabanes se différencient enfin des maisons pour une troisième raison : elles n’ont pas de seuil, pas de limite entre l’intérieur et l’extérieur. Vous me direz qu’elles ont tout de même une porte et des fenêtres même si elles sont faites de tissus ou de bouts de carton. C’est vrai, mais si vous pensez à ce que sont vos cabanes, vous savez bien qu’elles n’ont pas vraiment de limites de ce genre ; elles sont ouvertes à tout vent, au vaste monde extérieur, réel et imaginaire, et l’on y entre comme dans un moulin même si vous en défendez jalousement l’entrée. Seules des personnes privilégiées, celles que vous choisissez, peuvent y pénétrer — à condition que vous les invitiez à le faire. Les cabanes ne nous abritent que pour mieux nous exposer au monde, à la nature qui nous entoure, mais aussi à notre nature, enfin celle que nous pensons être la nôtre en tout cas. Ici l’intérieur et l’extérieur s’échangent en permanence."

"Pour les adultes, un bureau, un garage, une buanderie, une cuisine peuvent être des cabanes dans leur genre, des espaces que nous avons investis et qui nous permettent d’être nous-mêmes tout en accueillant le monde en nous. La cabane est un jeu au sens où vous l’entendez communément quand vous dites que vous allez jouer, mais aussi au sens où l’entend Winnicott, une activité qui engage une façon de communiquer avec un autre quel qu’il soit, tout en nous préservant d’une certaine façon. Si l’autre est trop près de nous, nous ne savons plus qui nous sommes. S’il est trop loin, nous ne savons plus qui il est. Le jeu nous permet de trouver la bonne distance."

LAURENT TILLON
être un chêne

" Le chêne est l’arbre sur lequel on trouve en effet le plus d’espèces animales et végétales, mais aussi de micro-organismes. Sa disparition entraînerait un changement drastique de la biodiversité de cette forêt. En tout cas, les interactions entre cet “individu-arbre” toujours bien vivant et son environnement sont nombreuses et complexes. "

 "La forêt murmure. S’il s’agissait de bruits, de sons audibles pour nous les hommes, si nous avions la capacité de les entendre, de comprendre le sens de ce langage végétal, nous serions assommés par la masse monumentale des communications qui s’opèrent actuellement entre les arbres. Alors que je ne vois rien, que je ne capte finalement que très peu des événements en cours, Quercus communique pour lui-même et pour les autres, et ses voisins font de même. Par les racines, par l’air. Le brouhaha chimique est incessant et chaque volume d’air et de sol est gorgé, voire saturé de molécules informatives. "

 " Les échanges dépassent les barrières de l’espèce. Quercus “écoute” Fagus, Pinus et les autres, et il communique avec eux. Quercus sait se mettre d’accord avec les autres, pour que chacun trouve sa place. Il est diplomate. Un équilibre plurispécifique s’installe, difficile à saisir. Car chacun des arbres comprend tous les autres malgré la barrière de l’espèce. Alors, Quercus est polyplomate. "

 

EMMANUEL TODD

EMMANUEL TODD
Les Luttes de classes en France au XXIe siècle

"Je remercie sincèrement Emmanuel Macron et Alexandre Benalla de m’avoir ouvert les yeux par leur violence : ils ont exprimé du mieux qu’ils pouvaient la rage d’un groupe social qui entend désormais faire payer au Français son échec total. Nous serions ici confrontés à une forme perverse mais réelle de plaisir politique, comme il y en a eu tant dans l’histoire."

" Il y aura désormais, d’un côté, ceux qui pensent qu’il est plus grave de vandaliser le Fouquet’s que d’éborgner un homme et, de l’autre, ceux qui estiment, à l’ancienne, que la protection des biens ne saurait justifier la mutilation des personnes. "


EMMANUEL TODD
Où en sommes-nous?
Une esquisse de l'histoire humaine

" Dans les pays les plus développés pourtant, le sentiment d’un déclin et d’une incapacité à l’enrayer se répand. Aux États-Unis, le revenu médian des ménages est tombé, durant la même période, de 57 909 à 53 718 dollars. La mortalité des Américains blancs de 45-54 ans a augmenté. La révolte de l’électorat blanc a conduit, en novembre 2016, à l’élection d’un candidat improbable, inquiétant, Donald Trump.
De diverses manières, les autres démocraties semblent suivre l’Amérique sur cette trajectoire économique et sociale régressive. La montée des inégalités et la baisse du niveau de vie des jeunes générations sont des phénomènes presque universels. Des formes politiques populistes d’un genre nouveau se dressent un peu partout contre l’élitisme des classes supérieures."

"Tandis que le Japon semble vouloir se replier sur lui-même, l’Europe, désormais pilotée par l’Allemagne, se transforme en un immense système hiérarchique, plus fanatique encore que les États-Unis de la globalisation économique."

"Nous verrons un Occident qui s’aventure sur les chemins nouveaux du matriarcat mais qui se trompe lorsqu’il pense avoir exploré dans le passé ceux du patriarcat. Sa tentative de dépassement de la famille nucléaire des temps fondateurs, sur la base d’un statut des femmes plus élevé que celui des hommes, serait bien sa première invention radicale, comparable mais de sens opposé à celle, patriarcale, qui avait commencé en Mésopotamie au début du IIIe millénaire ou en Chine au milieu du IIe millénaire avant l’ère commune."

 


"La globalisation économique accentue en réalité les différences, elle est en elle-même un facteur de divergence : les sociétés mises en concurrence, placées sous contrainte d’adaptation, menacées de désintégration, finissent toutes par se replier sur elles-mêmes d’une manière ou d’une autre. Pour survivre, elles se ressourcent dans leurs valeurs originelles. Poussé trop loin, le libre-échange nourrit une xénophobie universelle."

"L'accès universel à l'instruction primaire puis secondaire avait nourri un subconscient social égalitaire ; le plafonnement de l'éducation supérieure a engendré, (...) un subconscient social inégalitaire"


EMMANUEL TODD
Qui est Charlie?

"Nous savons désormais, avec le recul du temps, que la France a vécu en janvier 2015 un accès d'hystérie"

 


EMMANUEL TODD
HERVE LE BRAS
Le mystère français

"Nous pensons quant à nous que, dans une société donnée, la conception dominante de l'égalité ou de l'inégalité doit beaucoup plus à la stratification éducative qu'à la spécialisation économique des individus et des groupes."

"Si l'économie ne suit pas le mouvement de l'éducation, le niveau de vie baisse et la société entre en crise. Nous sommes au début d'un tel processus de désadaptation économique."

"La plus grande partie de la zone exportatrice est de médiocre dynamisme éducatif, et de plus amoindrie par une balance migratoire négative. Mais la zone qui souffre et se vide reste celle dont dépend l'équilibre économique extérieur de la France. Elle est économiquement exploitée et sacrifiée, et bien sûr culturellement dominée. Nous nous extasions sur les charmes de la Bretagne, de l'Aquitaine ou du Poitou, mais nous dépendons toujours pour notre niveau de vie de la Haute-Normandie, du Nord-Pas-de-Calais et de la Picardie."


5-1 L'industrie en 1968
Pourcentage de la population active
dans le secteur secondaire en 1968
5-2 L'industrie en 2008
Pourcentage de la population active
dans le secteur secondaire en 2008

EMMANUEL TODD
L'origine des systèmes familiaux
Tome 1 L'Eurasie

Au commencement, il y eut la volonté de montrer que la diversité des structures familiales traditionnelles peut expliquer celle des trajectoires de modernisation. Une constatation très simple m'avait conduit à la formulation de cette hypothèse : la carte du communisme, telle qu'il se présentait à son apogée, ressemblait étonnamment à celle d'un système familial particulier. Dans la plupart des pays où avait eu lieu une révolution communiste endogène (Russie, Chine, Yougoslavie, Vietnam) ainsi que dans la plupart des régions où le vote communiste était fort dans le cadre d'un système démocratique (Italie centrale, Finlande du Nord), on pouvait identifier en milieu paysan traditionnel une forme anthropologique spécifique, la famille communautaire, associant dans son plus grand développement domestique un père et ses fils mariés. Autorité du père, égalité des frères : les valeurs nécessaires au développement d'une idéologie communiste préexistaient à l'activité des agitateurs révolutionnaires.

CAMILLE de TOLEDO
Les potentiels du temps

"Nous sommes encore porteurs d'une rhétorique de l'émancipation, de l'égalité, mais nous échouons à imprimer dans le présent les trajectoires désirables pour l'avenir."

FREDERIQUE TOUDOIRE-SURLAPIERRE
Le fait divers et ses fictions

" Le fait divers est rentable pour la communauté, parce qu’il l’unit mais aussi parce qu’il justifie ses pulsions voyeuristes et vengeresses (sans doute plus que son désir de justice). "

"La peur est un moteur de la régulation sociale, une façon de canaliser et de neutraliser les effets de groupe, elle est un moyen d’autant plus efficace que la société aime la peur, comme le montre notre goût des histoires terrifiantes. L’ambivalence du fait divers en découle : parce qu’il a réellement eu lieu, il sert de preuve et même d’alibi à un discours de l’insécurité qui va de pair avec une rhétorique sécuritaire, de sorte qu’il permet de renforcer l’ordre et le contrôle des populations. "

PETER TRAWNY
La liberté d'errer, avec Heidegger

"La relation de Heidegger à ce qui est allemand ne suffit pas à définir sa vie philosophique, à faire image. C'est également sa compréhension, sa pensée de l'Allemand : « Seul l'Allemand peut renouveler le surgissement de la poésie et le dire de l'être - lui seul reconquerra l'essence de la theoria et finalement édifiera la logique. »Tout porte à croire que le philosophe revendiquait pour ses pairs la domination mondiale au sens politique. Or, l'idée selon laquelle il conviendrait de « réinventer une nouvelle poésie de l'être » s'impose au lecteur. Il est évident, en suivant cette piste, que ce que Heidegger entend par la notion d'Allemand, était tout aussi décalé sous le prétendu « Troisième Reich » qu'aujourd'hui. Qui peut croire que « l'appel d'urgence lancé au poète méta-phy-sique », au « poète de l'autre commencement », à ce « plus allemand des Allemands » pouvait être entendu par quelqu'un d'autre que Heidegger ?"